Les 7 leçons cachées de l’ère Covid, qui marquent le futur immédiat de la bio spécialisée (7/7)

12 juillet 2021

Tribune de veille libre par Sauveur Fernandez, l’Econovateur, accompagnateur marketing innovation — fsauveur@econovateur.com

Voici le dernier épisode de nos warnings projectifs* spécial ère Covid-19 sur les conséquences méconnues du virus pour la bio spécialisée. Au programme : paupérisation de la société, nouvelles règles de prix.

*Évolutions à surveiller en prospective courte.

Leçons cachées de l'ère Covid

Crise et paupérisation, la question du prix

1 / PAUVRETÉ ET CLASSE MOYENNE, LE GRAND BOND EN ARRIÈRE

La crise sanitaire a rajouté 1 million de personnes aux 9,3 millions vivant sous le seuil de pauvreté (2 131,50 euros de revenu mensuel pour une famille de 4 personnes).

La précarité progresse, loin de l’idéal égalitaire de la République. Si la grande pauvreté est à peu près stable depuis 10 ans (2,4 % de la population), la crise récente des gilets jaunes a en quelque sorte officialisé la « nouvelle pauvreté » : le décrochage progressif de la petite classe moyenne, entamé il y a trente ans pour diverses raisons.

La grande classe moyenne, anémiée, peine de plus en plus à tenir son rôle d’amortisseur de conflits sociaux.

Désormais, deux France s’opposent :

1 – Celle des Français plutôt aisés, cultivés et informés. Issus de métropoles et attirés par l’écologie, ceux-ci profitent de la crise ou sont mieux protégés.

2 – Les zones ou poches défavorisées situées en périphéries, les villes moyennes à petites, et une partie des campagnes. Ses habitants, sensibles à une consommation classique de masse, ont aussi, fait nouveau, le souci croissant de manger sain. Ils doivent cependant sans cesse arbitrer leurs achats avec la crainte permanente du manque et du déclassement social. Cette montée des « nouveaux pauvres » s’observe aussi en Europe et aux États-Unis, favorisant la montée des partis d’extrême droite.

2 / LES RÉPONSES DE LA GRANDE DISTRIBUTION À L’AFFAIBLISSEMENT DES CLASSES MOYENNES

En France, la paupérisation impacte désormais les ventes alimentaires. 40 % de la population privilégie le prix et la quantité à, par exemple, la qualité nutritionnelle. Les plus modestes sont 38 % à sauter des repas. 

Or, la distribution et l’industrie agroalimentaire conventionnelle se sont construites sur un concept central de prix moyens destinés à une classe moyenne, un même magasin approvisionnant 80 % de la population.

IDÉE CLÉ N° 1 : nous nous dirigeons vers une bipolarisation des prix,
des familles de magasins, et de la demande (quantité VS qualité).

Conséquence, les marques premier prix de grands distributeurs ont repris en 2020 des couleurs en tirant la croissance des MDD. Les prix tirés ayant la côte, la tendance en GMS, pour ne pas phagocyter ses autres produits, est de créer des MDD non affiliées à l’enseigne, comme Simpl❤️ (Carrefour), Éco+ (Leclerc), Prix mini (Système U), etc. Cette tendance est internationale.

Côté création de nouveaux formats, Carrefour ajoute la précarisation dans son plan de développement et en profite pour mieux résister à Lidl. Le distributeur importe et adapte en France depuis 2019 son concept soft discount Supeco, (30 unités à la fin 2021, 200 prévues pour 2026). Signe des temps, l’enseigne se déploie dans des villes ou zones de pauvreté « invisible » (Ile-de-France, Nord, Amiens, Nîmes…).

Supeco se distingue par l’intégration de marques nationales pour mieux équilibrer l’offre MDD Carrefour, dominante (87% de l’offre). L’assortiment, limité, est supérieur à Lidl (2800 VS 1600 références). Fait intéressant, ce concept « prix plancher » mise aussi sur les nouveaux marqueurs alimentaires de l’époque (rayon fruit et légumes en vedette, produits frais, une véritable boucherie, boulangerie cuite sur place, idées de menus économiques, 100 substances controversées bannies, 70 % des produits fabriqués en France, 200 références de vrac sec et liquide…). En effet, afficher un prix « massue » bas sans valeur ajoutée concrète ne suffit plus.

Signe des temps, le discount « nouvelle génération » sort du giron des spécialistes du genre, et devient une offre prix à intégrer pour tous les distributeurs. Cette approche est là aussi internationale. Carrefour déploie par exemple ses cash and carry Atacadao au Brésil. Cette enseigne, achetée en 2007, et qui a inspirée Supeco, a été prévue à l’origine pour basculer sous le drapeau Carrefour. Elle maintient finalement son identité dans les zones à faible pouvoir d’achat.

Les enseignes de proximité évoluent aussi vers la bipolarisation des prix et des clients. Monoprix, centré originellement sur la femme active aisée des métropoles commence à segmenter ses espaces beauté pour les adapter à des quartiers moins favorisés. Citons le magasin de Pelleport situé dans le quartier populaire (Paris 20°), avec un esprit drugstore axé sur l’impulsion d’achat.

Quant aux prix « ultra-bas », délaissés au fils des années par Lidl et Aldi, ceux-ci reprennent des couleurs avec l’arrivée prochaine de l’ultra-discounter russe Mère déjà implanté en Espagne, Allemagne et Angleterre.

Que conclure ? La segmentation « discount » hard ou soft, sous forme de nouvelles enseignes ou d’une offre magasin adaptée au pouvoir pécuniaire de sa zone de chalandise, est une tendance forte promise à se développer.

3 / PRODUITS BIO, DISTRIBUTION ET MARQUES SPÉCIALISÉES BIO, QUELS PRIX JUSTES ET QUELLE PROMESSES ? 

Le prix des produits bio va devenir un frein à intégrer, au moins pour une partie de la population qui voit croitre ses difficultés financières, à commencer par les consommateurs bio de la GMS. Certains vont s’orienter vers des labels de qualité plus abordables (Label Rouge, AOP, IGP, HVE…). La consommation bio va aussi se restreindre ou s’arrêter selon certaines catégories, jugées secondaires pour les clients les moins sensibles au bio.

Ce constat de l’importance du prix est cependant à mitiger. L’échec des magasins spécialisés Leclerc bio prouve que la lutte pour un prix bas n’est pas le seul critère. Ceci explique d’ailleurs les rachats calculés, par la GMS, d’enseignes spécialisées bio, qui vont se poursuivre… Les magasins et marques bio spécialisés n’ont donc pour l’instant pas de grands soucis à avoir.

La grande condition, encore et toujours, est de marquer sa différence, car le consommateur bio d’aujourd’hui, s’il n’est pas trop acculé, sait faire la différence entre un prix cassé et un prix juste qui intègre à la foi des avantages rationnels (produit de qualité) des bénéfices sociétaux et, nouvelle génération oblige, du service.

Les marques startup ont bien saisie cette approche, les 100 K d’abonnés sur Instagram en une poignée d’années faisant foi pour les plus dynamiques. Celles-ci jouent d’abord sur l’émotion « engagement », le lien social collaboratif, mais rappellent aussi régulièrement de différentes manières l’efficacité/prix de leurs produits, et sont très servicielles. Idem pour les startups françaises et belges de la distribution [La Fourche, Aurore Market, Kazidomi, Farm].

La consommation se polarisant, deux grandes familles « extrêmes » de consommateurs sont à prendre en compte :

3 A/ Les clients aisés ou peu atteints par la crise :

Nous l’avons vu, une proportion non négligeable des Européens n’est pas ou peu touchée par la crise pour diverses raisons. Ceux-ci continueront donc majoritairement de consommer bio, conscients de ses avantages, notamment sur la santé.

La clé, pour aborder l’ère définitive de « l’incertitude permanente » qui va succéder à l’épisode Covid, est de se concentrer d’abord sur les 20 % de consommateurs bio les plus acheteurs et les plus loyaux. Alors que le réflexe naturel est plutôt de privilégier les 80 % par une politique prix bas tout azimut, et de chercher à attirer de nouveaux clients.

L’Allemagne est à ce sujet un bon indicateur. Si le nombre de clients régresse de 7,5 %, le panier moyen augmente de 24 % et le nombre d’articles par panier de 17 % (analyse Ecozept 2021). Nous retrouvons cette même mécanique à l’œuvre pour d’autres univers à forte valeur ajoutée comme la mode.

Le problème est que, de l’autre côté du Rhin comme en France, cette clientèle engagée a tendance à délaisser en tout ou partie les magasins bio spécialisés pour se diriger en priorité vers les multiples formes de ventes directes et de magasins alternatifs de proximité engagés. Pour ces clients avertis, la nouvelle génération de magasin bio spécialisé est ici car les engagements et certaines attentes sont jugées plus élevés.

Rappelons que la bio n’est plus le seul critère de qualité qui attire les nouvelles générations de consommateurs, aisés ou non. Ceux-ci se segmentent en « tribus » qui sont attirées en particulier par le vrac, le locavorisme, le clean, le zéro déchet, un contact humain plus accentué, etc. Ce qui explique le succès de ces nouveaux commerces alternatifs souvent « tribalisés ».

En France, côté vente directe, les achats à la ferme et aux producteurs locaux ont progressé de 6 points en 2020. La moitié des 50 000 agriculteurs bio actuels pratiquent la vente directe à la ferme.

Le cas de l’Allemagne annonce une évolution profonde en cours vers un locovorisme fermier avec l’attrait du consommateur germanique pour les 3000 magasins spécialisés bio à la ferme » de proximité (Bio‑Hofläden). De véritables exploitations agricoles, outre leur propre production, peuvent proposer jusqu’à 3000 références bio, la plupart étant locales. Leur croissance est quasiment le double de celle des magasins historiques classiques (31 % VS 16,4 % – Source : Ecozept).

IDÉE CLÉ N° 2 : le degré de locavorisme et une sensation de proximité augmentée sont 2 clés décisives qui vont « signer » les magasins bio spécialisés des années 2020 pour les consommateurs les plus avertis, leur cœur de cible.

3 B / Les clients précaires ou peu argentés :

Les clients en difficulté, peu sensibilisés au bio, mais fréquentant plus ou moins un point de vente spécialisé bio, vont probablement s’orienter vers d’autres circuits plus accessibles.

Le magasin bio a tout intérêt, quant à lui, à cibler plutôt la frange des consommateurs bio convaincus, qui n’ont pas des revenus corrects ou sont malmenés par la crise. Ceux-ci regardent autrement le critère prix. Ils-elles veillent d’abord à cuisiner plus souvent, de façon économique avec des produits basiques, du vrac, tout en achetant occasion, des produits DIY, et en entretenant leur forme physique… Bref, tout ce qui permet de contrôler un budget et de protéger sa santé sans toucher à la qualité de leurs produits écologiques préférés. En savoir plus, voir 3 d / Annexe.

Aux États-Unis, la plus grande enseigne spécialisée bio et naturelle, Whole Foods Market (Amazon) a perdu 4,5 millions de ménages américains en un an, remplacés en bonne partie par des acheteurs plus jeunes, plus urbains, habitués aux achats par Internet, mais moins riches. 

IDÉE CLÉ N° 3 : ne pas se tromper de « cibles » de clients précaires. Mieux comprendre leurs besoins et attentes et les aider à faire des économies.

3 C / Quelles missions pour le magasin bio pour les nouveaux temps d’incertitudes ?

Dans son étude Biologik’ 2021, l’Institut Kantar souligne que les Français ont consacré 5,6 % de leur budget au bio en 2020 tous circuits confondus. Une part sensiblement identique à 2019 après plusieurs années de hausse importante, alors que le confinement a augmenté la part du budget alimentaire des ménages. 23 % ont l’intention d’acheter plus de produits bio (33 % en 2019…). 

Les Français ont pourtant une bonne perception des produits bios, notamment sur la santé et l’environnement, en augmentation et leur consommation se démocratise. Comment expliquer cette contradiction apparente ?

Les chiffres évoqués incluent la vente en GMS, un circuit qui s’essouffle côté bio depuis 2019, et subit aussi la pression de la Covid-19 sur la perception prix. Les magasins spécialisés sont quand à eux restés dynamiques. Ils ont profité de leur capital confiance et de la  période Covid exigeante en produits sains pour maintenir sa santé, mais sans atteindre les croissances de 2017/2018…

Sous un dynamisme apparent, les magasins bio spécialisés historiques, nous l’avons vu, se heurtent de plus en plus au dynamisme des magasins alternatifs et des circuits courts, plus aptes à capter les demandes « tribales ». Quand à la GMS, malgré sa baisse de forme, les produits bio renforcent leur exigences (partenariat équitable, garanties RSE…) diminuant l’écart avec la bio spécialisée.

La bio spécialisée se contente aussi souvent, depuis 20 ans, de clamer que les produits bio ont plus de goût et sont sains, sans pour autant développer clairement ou faire évoluer ces sujets. Pourtant, l’arrivée de l’épicerie fine dans la bio et ses évolutions vers une consommation plus courante annoncent l’ère des saveurs gastronomiques uniques.

Surtout, la préservation de sa santé, boostée définitivement par la Covid 19 va devenir une préoccupation majeure des années 2020. Très peu de marques ou enseignes communiquent précisément sur cette tendance clé et ses déclinaisons (Wellbeing, Wellness).

Côté communication, le secteur devrait insister sur ces deux points, au-delà des traditionnels arguments éthiques et écologiques. La déferlante médiatique des engagements du conventionnel devrait aussi inciter la bio à communiquer de façon participative (marques, magasins et organisations) dans les grands médias pour marquer ses différences. Non pas sur un mode défensif ou affirmatif (nous avons étés copiés, nous faisons mieux que les autres), mais en mettant en scène les nouvelles générations sur un message clé : « Transformez votre vie, et celle de la planète »

IDÉE CLÉ N° 4 : passer de la bio pourvoyeuse de produits sains avec du goût à la bio holistique protectrice de la santé et transformatrice de vie.

3 D/ Annexe : Comment parler de prix sans parler de prix ? Premières pistes.

  • Promotions : donner toujours une raison à une baisse de prix (journée solidarité, spécial étudiants…). Éviter les offres commerciales incitant à surconsommer (3 pour le prix d’1…).
  • Produits low cost : éviter les solutions de facilité (baisses de qualité, pressions tarifaires sur les marques).
  • Achats malins : proposer des achats groupés, formats familiaux (une des stratégies de la marque MDD « 365 »  de Whole Foods Market USA).
  • Solidarité : création de bons alimentaires personnalisés à prix réduits pour les clients en difficulté ou CSP-, en partenariat avec les collectivités et associations (des initiatives là aussi en progression aux USA).
  • Éconologie : renforcer le « consommer bio au meilleur prix possible » avec trucs, astuces et recettes rapides économiques à la clé (fast cooking), plutôt que les classiques recettes bio.
  • Communication : mettre en avant l’histoire et la qualité des produits dès le linéaire (photos des producteurs explications sur la marque, notes sur la durabilité des produits, etc). Une grande tendance en Allemagne. Communiquer au consommateur l’ensemble de ces démarches (point de vente, blog officiel).
  • Diminuer les références, les offres profondes, qui au-delà d’un certain point peuvent s’avérer contre productives (un sujet d’actualité dans la distribution américaine).
  • Autres actions : paniers solidaires, vente occasion, d’invendus de légumes moches, vente anti-gaspi de produits avec une DDM dépassée ou des produits frais en DLC du jour.

Fin du dossier « Spécial Covid » en 7 épisodes par Sauveur Fernandez, l’Econovateur

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